Igor Ružić
Un appui personnel en dehors du cadre
I AM 1984 / Tracks
Ce texte a eté diffusé dans l’émission radio Odéon (Rédacteur en chef: Agata Juniku), troisième programme de la Radio Nationale Croate, le 16 septembre 2010
L’objectivité, en tant que catégorie dans la pratique artistique, est une question aussi difficile que futile. En outre, l’objectivité n’est objective que si l’on décide de la considérer comme telle. Par conséquent, l’interprétation d’une œuvre d’art ne nécessite pas forcément la révélation de son inspiration, de sa source, ou même de son principe fondamental. En d’autres termes, il ne s’agit pas « d’où elle vient », parfois même pas de « ce qu’elle est », mais de ce qu’elle produit. Tout comme il n’est pas vraiment important de savoir si toutes les informations que Barbara Matijevic et Giuseppe Chico assemblent dans la pièce I AM 1984 – ou les fichiers audio que Matijevic manipule dans le deuxième volet de la trilogie, une performances tout à fait différente intitulée Tracks – sont authentiques ou non. Il s’agit de ce qu’ils produisent sur nous, nous les spectateurs, les récepteurs du message, le public imaginaire et réel face à une confession, aussi manipulatrice que sincère.
Bien que la conférence – performance ait acquis depuis longtemps une certaine légitimité, si ce n’est une canonisation, elle n’a pas encore été exploitée d’une manière réellement significative dans le théâtre et la nouvelle danse croate. Les invités des festivals internationaux comme Robert Wilson, Dragan Živadinov ou Walid Raad ont présenté des formes similaires en Croatie, mais cette forme ne s’est pas répandue dans la pratique performative locale, en dépit d’un certain potentiel. Une forme encore plus hybride, utilisée par Jérôme Bel et Xavier Le Roy – celle de la démonstration de la danse – n’a pas non plus été exploitées; à l’exception de quelques tentatives dans les œuvres d’Irma Omerzo et Jasna Vinovrški. La réussite de Barbara Matijevic et Giuseppe Chico est d’autant plus importante que, seulement un an après le succès de I AM 1984 (2008.), le deuxième volet de la trilogie, Tracks, a été coproduit par des partenaires internationaux et créé au Kaaitheater à Bruxelles.
I AM 1984 est, en apparence, une confession à la 3ème personne du singulier qui cherche à contextualiser une biographie personnelle autour de l’année 1984 grâce à un flux de faits vérifiés et / ou manipulés issus de la sphère mondiale des affaires, du sport, de la politique … et de tout le reste. Barbara Matijevic l’interprète d’une manière qui semble aussi simple que le concept lui-même: en dépit de sa riche expérience de chorégraphe et danseuse professionnelle, elle donne tout simplement une conférence devant un tableau noir sur lequel elle dessine une carte composée de souvenirs, d’associations et de faits soi-disant objectifs et historiques à l’aide de grands dessins simplifiés. Les liens entre ces derniers ressemblent aux mondes narratifs auto-générateurs de Calvino, faisant dialoguer l’histoire personnelle du sujet avec les autres histoires plus globales et universelles. Les dessins finissent par créer une carte mentale qui, à la fin de la performance, offre une représentation tout à fait concrète de la complexité de la mémoire: elle est à la fois un psychogramme et un sociogramme, une représentation convaincante du paysage interne et de la façon dont on navigue en son sein.
Que ce voyage décrive une feuille de route synaptique, ou la mémoire virtuelle de Wikipedia, est sans importance. La carte mentale de l’année durant laquelle les Jeux olympiques ont eu lieu à Sarajevo et à Los Angeles, Apple a lancé un nouveau gadget et l’avatar de Barbara Matijevic est tombée amoureuse du ballet d’une manière irrévocable, n’est pas conçue pour donner des directions univoques. Cette chorégraphie des faits, la danse des données sur la verticalité du tableau, n’est qu’un écran de fumée face à la crédibilité, une accumulation de preuves matérielles pour la subjectivité de la mémoire et de l’identité. Tout cela est souligné par la performance de Barbara Matijevic en tant que professeure bienveillante, mais sobre, gardant une distance délibérée avec l’objet de son étude. Parlant d’elle-même à la troisième personne, tout en reconnaissant l’identification, elle établit une dualité qui n’est pas seulement le processus classique de l’objectivation pseudo-scientifique du chercheur soi-disant neutre, mais une tentative très personnelle de sortir d’elle-même.
L’approche quelque peu ironique des faits ne change pas même lorsque l’artiste parle d’elle-même comme d’une gamine de six ans, quoi que – en raison d’une vague touche de tendresse dans la voix autrement confiante et presque glacée de la narratrice omnisciente, – cette dissociation échoue manifestement. Et c’est fait exprès ! Tout comme il est clair qu’elle n’a pas encore trouvé, et peut-être ne le trouvera t’elle jamais, l’état d’équilibre parfait, le moment où la matière se transforme en pure idée. Ceci est la citation exacte des mémoires de la ballerine Mia Slavenska qui, selon ses propres mots, a atteint cet état en maintenant une position de ballet, au cours de laquelle elle a disparu en faveur de la représentation, de sorte que la fonction n’était plus séparée du corps, et le corps n’était plus assujetti à l’expression. Le même phénomène apparaît également dans la description d’un touchdown légendaire du football américain, ainsi que dans la citation de Billy Mitchell, champion du monde du jeu vidéo Pacman, que Matijevic cite en expliquant un entrainement mental et physique complexe qui lui permet de devenir Pacman lui-même tout en faisant les courses, en remplaçant l’épicerie et les allées commerçantes par des cibles et des manœuvres stratégiques. Qui a le droit à la transcendance et qui ne fait que jouer un rôle, – même lorsque le seul spectateur est le joueur lui-même, – n’est pas facile à détecter. Nous voyons à la fois l’artiste en train de prononcer le texte de Billy Mitchell, et le joueur affolé qui n’arrive pas a s’intégrer dans le monde réel sans le traduire en jeu.
L’engagement des spectateurs dans l’histoire oscille en fonction de leur sensibilité aux différents facteurs déclenchants, tels que les similitudes biographiques, les anecdotes de développement personnel, la familiarité avec certains faits, ou la tentative de comparer le récit avec leur propre vie en 1984.
Cependant, l’image que les auteurs nous offre est une construction, et Barbara Matijevic en fournit des preuves en faisant remarquer qu’en tant que petite fille passionnément amoureuse de ballet, elle avait l’habitude de se prendre en photo dans le miroir dans des positions de ballerine. Comme le corps n’avait pas encore été formé, parfois elle soutenait sa jambe par une chaise placée à l’extérieur du miroir et, par conséquent, en dehors du cadre de la photographie. Le cadre factuel de la première partie de la trilogie fonctionne exactement de la même façon- il cache l’appui. La raison en est en partie révélée dans la pièce suivante.
La structure de TRACKS est semblable, mais une dimension narrative entièrement nouvelle est ajoutée à la réalisation de la carte mentale – un catalogue de sons, allant des sons dits «agréables» et «positifs» à ceux tout à fait «ordinaire », des citations musicales aux enregistrements des langues et des espèces disparues.
Encore une fois, les auteurs ont créé une narratrice délibérément trompeuse : toujours aidée par l’immensité des faits téléchargés depuis le réseau de tous les réseaux, Barbara Matijevic utilise divers citations sonores et la théorie du soundscape pour compiler une histoire alternative possible de l’année 1989.
Les références sporadiques à des processus politiques, – le fait par exemple que le mot «camarad» ait disparu de la langue quotidienne en Roumanie durant l’année en question, – ne font que aménager l’espace pour une nouvelle recherche des traces personnelles. Cependant, les questions qui surgissent à partir du flux narratif créé vont bien au-delà du personnel. Dans la terminologie d’internet, le faits citées seraient appelés des ‘tags’. Leur enchainement est une invitation qui peut être refusée, tout comme il est possible de n’en accepter qu’une partie – si, pour une raison quelconque, la proposition intégrale ne trouve pas sa place dans la carte mentale du spectateur, ses paysages intérieurs et son identité.
Dans une terminologie plus classique, le travail de Matijevic et Chico prendrait le nom de storytelling, mais d’un type résolument contemporain – celui qui ne respecte ni la cohérence de l’intrigue, ni la structure classique, mais qui, pourtant, garde les mêmes pouvoirs de séduction. Quelque chose comme une version contemporaine des histoires des Mille et une nuits, imprégnées de tous les postulats modernistes et postmodernistes, en devenant capables de construire leurs propres mondes suffisamment ancrés dans la réalité et les faits, et pourtant étrangement libérés des deux.
Dans les deux premiers volets de la trilogie Matijevic et Chico démontrent à quel point la disponibilité des données ne parvient pas à satisfaire le désir de la mémoire personnelle. En même temps, et peut-être paradoxalement, ils construisent une structure qui offre le moyen de renverser la perspective habituelle et de donner une importance même idéologiquement primaire à l’histoire personnelle. Ou, en paraphrasant un vieux slogan créé au moment où une réalité différente semblait possible: «Si l’histoire personnelle est en désaccord avec les faits, tant pis pour les faits ».